Tristana Pimor, sociologue : “Les zonards ont des choses à nous apprendre"
Dans le livre Zonards une famille de rue, la sociologue Tristana Pimor propose un récit de ses quatre années passées au plus près de ceux qu’on appelle les “punks à chien”. On l’a interviewée.
Quand on rencontre Tristana Pimor le 10 octobre dernier, sa réputation l’a précédée....
Lauréate du prix de la recherche Le Monde 2014, nouvellement
enseignante chercheuse à l’université Paris 13, la jeune femme semble
un peu submergée par cette reconnaissance, un peu décontenancée face à
ce nouvel exercice. Après quatre années passées à étudier les “punks à chien“ puis
à retranscrire ses impressions, elle se doit désormais de répondre aux
questions que la société se pose à leur égard. Et elles sont
nombreuses.
“La recherche est quand même la meilleure partie du boulot” s’amuse-t-elle en évoquant les nombreuses sollicitations qu’elle se doit aujourd’hui d’honorer. On ne la contredira pas.
Pendant quatre ans donc, Tristana Pimor a vécu dans un autre monde : celui de la “zone“ et des “zonards” (elle substitue ce terme à celui, galvaudé selon elle, de “punks à chien”). En intégrant un squat situé dans le sud de la France, la
chercheuse a pu suivre les déambulations de ses habitants, scruter
leurs pratiques, analyser leurs parcours. Elle en tire un récit incarné
– “je voulais que le lecteur soit dans la zone comme j’y étais” – ainsi qu’une foule de questions.
C’est à une discussion libre et non exhaustive que nous nous sommes
adonnés avec elle. Autour de son expérience de la zone, de son ressenti
et de ses conclusions.
Quatre ans dans la zone
Konbini | Il y a quelque chose de
frustrant quand on lit le livre, c’est que vous passez assez rapidement
sur votre première rencontre avec les “zonards”. Comment ça s’est
déroulé ?
Tristana Pimor | Au départ je menais un travail
universitaire sur les conduites à risques chez les toxicomanes,
notamment l’échange de seringues. Dans ce cadre, des éducateurs qui
m’aidaient m’ont proposé d’interviewer un jeune qui s’appelle Nia [l'un des personnages centraux du livre, ndlr], un jeune “zonard”
qui habitait dans un squat. Et au fur et à mesure que je faisais des
entretiens, le même profil revenait inlassablement. Comme lui les jeunes
que je rencontrais vivaient en squat, revendiquaient l’appartenance au
milieu techno alternatif, rejetaient le salariat, et développaient un
discours anti-système. Le sujet “zonard” s’est imposé à moi, finalement.
J’ai repris contact avec Nia qui m’a présenté d’autres “zonards”.
Un jour il m’a invité au squat. Je ne cache pas que j’étais un peu
angoissée [rires]. Finalement, je lui ai fixé un rendez-vous. Je l’ai
attendu une heure et demi devant un supermarché. Je l’ai retrouvé
attablé à un café, non loin de là. Il buvait un verre avec des amis et
m’a dit qu’il demanderait aux autres habitants du squat si ça ne les
dérangeait pas que je vienne. Quelques jours plus tard, il m’a appelé et
m’a donné l’adresse. Quinze jours après ce premier rendez-vous, j’ai
débarqué au squat pour la première fois.
K | Ça s’est passé comment ?
Au début, ça n’a pas été évident. D’abord parce que que je suis une
femme. C’est un milieu assez macho. Le leader du groupe, Yogui, m’a
testé d’emblée. Il m’a fait des blagues graveleuses et il a fallu que je
réponde du tac au tac.
Puis, il faut dire qu’ils étaient assez méfiants. L’université n’est
pas quelque chose de positif pour eux, d’autant plus qu’ils avaient déjà
participé à des enquêtes sur lesquelles ils n’avaient eu aucun retour.
“La limite que je me suis fixée, c’est de ne jamais dormir au squat”
Au bout de deux mois, des rumeurs ont circulé dans La Zone. On disait que j’étais un flic infiltré, que j’allais les balancer. Nia m’a pas mal aidée pour me “laver“ de ces accusations. Et puis je connaissais quelqu’un du milieu free party, ce qui a fini de corroborer mon histoire.
J’ai également assisté à plusieurs
épisodes dramatiques au squat. Il y a d’abord eu des violences faites à
une jeune fille. À cette occasion, ils ont vu que je n’étais pas dans le
jugement-même, je lui ai conseillé de porter plainte. Puis Yogui a été
enfermé quatre mois pour une histoire de vol de muguet. C’était très dur
et je lui ai beaucoup écrit. À sa sortie, notre relation avait changé :
pour lui j’étais devenue une amie, je faisais partie de la “family” [le nom qu'il utilise pour définir leur groupe, ndlr]
K | Vous avez pris le parti de vous immerger complètement dans la recherche. C’était quoi une journée type au squat ?
J’arrivais entre midi et 16 h. Je téléphonais au leader ou à Nia pour
savoir si je pouvais passer. Un squat c’est pas un moulin. Je
considérais que je ne pouvais pas débarquer comme ça.
En général quand j’arrivais on m’offrait un café. Je me mettais à
fumer des cigarettes avec tout le monde. Par la suite, on établissait le
programme de la journée qui variait assez peu : soit aller en ville
faire la manche, soit faire les courses, voir des copains dans la rue ou
en appartement, préparer le repas et enfin manger ensemble.
La limite que je me suis fixée c’est de ne jamais dormir au squat.
Mon directeur de thèse me l’avait interdit. Et puis j’ai accouché au
cours de ma thèse et je voulais voir ma petite fille.
K | Vous êtes partis en teuf avec eux ?
Non et ça a été un grand drame.
Au début j’avais très peur de partir avec eux sur la route. Ils
prennent beaucoup de psychotropes, ils boivent pas mal et étant jeune
maman j’avais peur de l’accident. Je prétextais que je n’avais pas le
temps, que j’avais des choses à faire.
Au moment où je me suis décidée, il n’y avait plus moyen de trouver une teuf.
Je me heurtais à des réponses évasives. Je me suis dit que finalement
c’était le seul sas qu’ils avaient pour tout lâcher, pour être eux-mêmes
sans moi. Peut-être qu’ils voulaient le conserver. Je n’ai jamais pris
de psychotropes non plus : j’avais peur de ne pas pouvoir prendre des
notes efficacement. [rires]
K | Avez-vous parfois ressenti une gène de leur part à vous voir si intégrée dans leur intimité ?
Bien sûr. Au début, ils se cachaient pour dealer ou pour prendre la
drogue. Je pense qu’ils avaient peur de me choquer. C’est Nia, encore
une fois, qui a ouvert la voie : il m’a demandé un jour s’il pouvait
s’injecter devant moi. Ça ne me posait pas de problème, et du coup cette
question taboue a été résolue. Même si je les ai rarement vus très
intoxiqués.
Contrairement à ce que l’on pense, leur consommation est assez
“rationnée”. On ne prend pas de drogue n’importe quand. Cela répond à un
certain rituel et ils ont un rapport ambivalent aux opiacées. Ils
permettent de se “libérer” et font partie du rite de passage mais sont
aussi, selon eux, un moyen qu’ont trouvé les puissants pour mieux
contrôler les masses.
K | Pour continuer sur les conclusions de votre enquête qui vont à l’encontre des représentations que l’on a : quand on est “zonard”, on ne déambule pas, on ne va pas n’importe où…
Exactement. Les zonards ne vont pas dans les quartiers les plus
bourgeois en raison de la forte présence de la police municipale. Selon
leur “science de la mendicité” ce sont les personnes les plus
proches socialement qui donnent le plus. C’est donc dans les banlieues
résidentielles, pas forcément huppées, que l’on retrouve mes zonards. Puis aux abords de la gare, et enfin de la cathédrale.
Les plus durs avec eux ce sont les commerçants pour qui ils
représentent un manque à gagner immédiat. J’ai aussi remarqué que ceux
qui prenaient leur défense étaient le plus souvent des femmes. Il y a ce
côté presque maternel chez certaines : “il faut les défendre”, “ils n’ont pas eu de chance”.
Une zone, des zonards
K | L’objet de votre recherche est bien-sûr de décrire la
“zone” mais aussi de montrer qu’il y a plusieurs types de “zonards”.
Quelles sont les trajectoires types que vous avez pu identifier ?
Ce que j’ai voulu montrer c’est que le milieu social et le parcours des individus interagissent dans la carrière “zonarde”. En gros, ce n’est pas parce qu’on vient d’un milieu populaire qu’on deviendra un “punk à chien” et
ce n’est pas parce que nos parents sont bourgeois qu’on ne le sera
jamais. Il y a plusieurs types de zonards, en fait. Certains seront très
actifs alors que d’autres picoreront juste un peu d’hédonisme tout en
restant “normaux”.
Schématiquement, il y a quatre moments dans la carrière type
d’un zonard. Une phase d’approche : on va en free party, on consomme
des stupéfiants. Pour passer au deuxième stade, il faut accepter de
s’installer en squat au moins de manière temporaire : c’est le temps des
allers-retours entre le squat et le domicile parental.
À un moment la question du choix se pose : la vie ordinaire ou la vie de “punks à chien” ? Cette troisième phase est marquée par une conversion idéologique : pour devenir un “zonard expert” il faut adopter un discours anti-système, rejeter la valeur travail, et apprendre l’histoire du mouvement free party.
Arrivé à ce stade, l’individu a plusieurs options : continuer à
vivre en squat et risquer de se fatiguer (c’est un mode de vie assez
dur, une certaine lassitude s’installe), revenir vers la norme (ce qui
n’est pas évident), ou devenir un “traveller” : acheter un camion, être saisonnier, et vivre avec ses semblables.
K | Pour vous, c’est donc une sous-culture à part entière ?
Bien-sûr. C’est un univers culturel dense et cohérent. Les zonards
écoutent de la techno, du rap assez engagé comme Keny Arkana ou Kery
James, du punk – des groupes plutôt actuels comme Spermicide – et
beaucoup de Hardtech ou de Hardcore.
La sous-culture zonarde c’est aussi une conception particulière de la
société. C’est un courant politique à part entière que j’assimile à de
l’anarcho-primitivisme : pour bien vivre il faut se débarrasser de la
technocratie, de la technologie, revenir à des formes de vie tribales,
être au contact de la nature, se servir d’elle tout en lui rendant ce
qu’on lui prend. C’est une doctrine proche de l’écologie même si eux se
disent plutôt “naturels“.
K | Même si c’est une population qui vit en ville en grande majorité…
En général, la plupart des “zonards” que j’ai rencontrés ne
sont pas des urbains à la base. Ils viennent de zones “tampons” en marge
des villes qui ressemblent à des cités, dans de petites agglomérations.
Puis c’est une population qui vit en ville jusqu’à la conversion au mode de vie travellers,
ou à l’installation à la campagne pour certains d’entre-eux. Je sais
que c’est des choses qui arrivent même si je n’ai jamais rencontré ce
type de profil. Tout ce que je peux dire c’est que l’autosuffisance est
un idéal auquel ils veulent accéder. Dans leur mode de vie, il y a les
germes de ce qu’on appelle la “décroissance”.
K | Parler de sous-culture invite aussi à s’interroger sur la
mort du mouvement “punks à chiens”. Pensez-vous que cette sous-culture
est en passe de disparaître ? Est-ce qu’on la retrouve ailleurs dans le
monde ?
Je ne pense pas que cela soit en perte de vitesse. Je pense juste que
cette sous-culture est en train de se modifier suite à l’action des
municipalités. Les règles sont de plus en plus strictes. Les “zonards” vivent peut-être plus cachés qu’avant.
De ce que j’ai pu voir et lire,
c’est aussi un mouvement que l’on retrouve à l’étranger. À Berlin, par
exemple, il y en a partout. Même chose pour les pays de l’Est. Et puis,
j’ai rencontré de jeunes zonards étrangers au squat. C’est un phénomène
occidental, je pense.
La leçon du zonard
K | Votre étude montre que le “zonard”
est l’émanation d’une sous-culture dense. Est-ce qu’il est aussi un
symbole de rebellion pour vous ?
Oui et je pense surtout qu’ils ont pleinement conscience de l’alternative qu’ils représentent.
Ce que nous disent ces zonards, c’est que notre système ne fonctionne
pas. Ils sont plus heureux dans le dénuement que dans une vie précaire.
Ce qu’ils nous disent c’est que ce qui compte dans la vie c’est d’être
libre de choisir son mode de vie, de respecter sa communauté etc.
K | De l’intérieur, comment avez-vous vécu le regard que les “normaux” posaient sur eux ?
Ça m’a mis en colère de voir comment les gens les traitaient.
J’ai développé une forme d’agressivité que j’ai conservée après dans
ma vie personnelle. Quand il y avait des situations où l’on me faisait
des réflexions, ou qu’on me traitait de manière injuste, je réagissais
de la même manière que quand j’étais avec eux : je laissais sortir
l’agressivité. Finalement c’est peut être en étant agressif qu’on met
des barrières à certains comportements. Être pacifiste, c’est aussi être
dominé.
K | Quelles sont les leçons que vous retirez de votre expérience de vie avec les zonards ?
Le fait que notre système économique commence à montrer ses limites.
Ils ne sont pas les seuls à le dire. L’idée que consommer n’est pas le
seul but de notre vie, qu’on peut juste être heureux des petits bonheurs
de tous les jours. Les zonards nous apprennent qu’il faut savoir
prendre le temps, arrêter d’être pressé et de vouloir tout le temps
accomplir des millions de choses.
Et puis leur comportement nous rappelle que la violence n’est pas
quelque chose de forcément négatif. On a voulu l’éradiquer parce qu’on
pensait être autre chose que des animaux. Or je ne suis pas convaincue
que ce soit le cas.
K | On sent dans votre discours qu’il a été parfois difficile
de faire la part des choses entre la défense de cette population et
votre enquête nécessairement à distance…
C’était très dur, ouais. Ça m’a demandé de plus aller sur le terrain
pendant deux ou trois mois. Je voulais surtout éviter de dépeindre une
version romantique du mode de vie zonard et d’oublier la violence, la
mortalité.
Ce sont des gens abîmés. Par leur mode de vie, la manière dont les gens les traitent, le stigmate et l’emprisonnement.
Pour en savoir plus, on vous invite à lire le témoignage de Tristana Pimor pour le Huffington Post. Et lire son ouvrage paru au PUF.
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