À l’assaut de la cordillère de Darwin
Exploit. Six alpinistes français du Groupe militaire de haute
montagne ont réussi la première traversée de la cordillère Darwin, à
l’extrême sud du Chili. L’une des dernières terrae incognitae de la planète.
Six silhouettes rouges se dressent côte à côte dans la tempête et
bataillent pour tenir bon. Autour d’elles, une rafale de 100 km/h
soulève des tourbillons de neige. Température : -10 °C. Visibilité :
nulle.
Un an plus tôt, en 2010, Lionel Albrieux, capitaine du Groupe
militaire de haute montagne (GMHM), basé à Chamonix, suggère l’idée
suivante : tenter la traversée de la cordillère Darwin. Celle-ci fut
baptisée ainsi en 1832 par son découvreur, Robert Fitzroy, le capitaine
du navire HMS Beagle, en hommage au naturaliste Charles Darwin qui
séjournait à son bord.
L’équipe du GMHM s’emballe. La mission combine exploration,
découverte et technicité. La réussir serait une première. La quête des
alpinistes français rejoint alors celle des premiers explorateurs :
partir à l’assaut des « rectangles blancs » des planisphères terrestres.
La chaîne de montagnes demeurait, jusqu’ici, l’une des dernières terrae incognitae.
Rares sont les cartes qui la décrivent. Le groupe en déniche une
datée de 1954, avec une échelle de l’ordre du 1/250 000e. Difficile
d’être moins précis. Seuls quelques sommets, comme celui du mont Darwin
(2 488 m), ont été identifiés.
Les nuages masquent le relief et empêchent toute reconnaissance du terrain par satellite. « On ne savait pas du tout à quoi s’attendre. On aurait très bien pu rencontrer le yéti », ironise le lieutenant Didier Jourdain.
Les hommes du GMHM accostent le 6 septembre 2011 à l’extrême sud du
Chili, dans les tourmentes du cap Horn. Entre les parallèles des 40e
rugissants et des 50e hurlants, des tempêtes agitent mer et terre.
Jusqu’aux sommets de la montagne.
Pourtant, au deuxième jour, le vent atteint à peine les 40 km/h et le
soleil éclaire le glacier. Le mythe de la cordillère Darwin s’effondre
et le capitaine Albrieux s’interroge : « Toutes les expéditions menées et avortées jusqu’ici annonçaient une météorologie terrible. Avaient-elles exagéré la situation ? »
Pas vraiment. Dès le lendemain, impossible de distinguer la terre du
ciel. De voir à plus de 2 m. La situation empire, jour après jour. Le
premier de cordée guide les autres, sonde le sol comme il peut – à
l’aide d’une tige ou d’une cordelette, en rampant parfois – à l’affût
des crevasses.
Ses yeux fatiguent et son cerveau comme son GPS peinent à reconnaître
les alentours. Les bourrasques s’intensifient, menacent de faire tomber
les hommes. Toutes les vingt secondes, ils se jettent au sol pour les
esquiver. Transpercés par le froid et encordés à 25 m les uns des
autres, ils parcourent seulement 400 m en une journée. Difficile de
revenir sur leurs pas, mais insensé de continuer. Vite, ils creusent un
abri dans la neige et s’y terrent. Leurs vêtements sont trempés. De la
glace se cristallise sur leur peau, sous leurs nombreuses couches de
vêtements.
« Nous ne pouvions pas tenir longtemps ni passer la nuit dans ce trou, explique l’adjudant- chef Sébastien Bohin. J’ai cru, un moment, que ça allait mal tourner.
» Une demi-heure plus tard, le groupe décide de monter les tentes. Ces
dernières ploient sous le vent. À l’intérieur, les alpinistes
s’improvisent gymnastes.
À l’aide de leurs pieds, ils soutiennent la structure. Avec leur
mains, ils allument le réchaud pour faire fondre la glace et préparer le
dîner. En veillant à ne pas enflammer la toile.
Au réveil, les rafales atteignent encore les 110 km/h, et les hommes
du GMHM ne quittent pas leurs duvets. Au quinzième jour, ils n’ont
traversé que 30 km. À vol d’oiseau, la cordillère s’étale sur 130 km. Le
relief, lui, impose un détour de 250 km.
« Nous n’étions pas adaptés au milieu. Le terrain dictait ses règles », souligne le lieutenant Didier Jourdain.
Peu importent les conditions météorologiques, ils décident désormais
d’avancer chaque jour. Que ce soit de 500 m ou de 30 km. Délestés d’une
partie du stock de nourriture, donc plus légers, ils rattrapent vite le
retard accumulé. À la moindre éclaircie, leurs affaires doivent être
empaquetées, les tentes prêtes à plier.
Chaque équipier est capable de passer premier de cordée. « Chacun
possède des compétences particulières. Mais nous sommes tous des hommes
de montagne et nous devons être interchangeables. En cas de fatigue, il
faut pouvoir se remplacer, pour qu’il n’y ait pas de poids mort », explique le grimpeur civil Dimitri Munoz.
La préparation des alpinistes du GMHM n’a pas été négligée. Le groupe
s’est organisé en fonction de paramètres déterminés, comme la durée de
l’expédition – trente-cinq jours étaient initialement prévus. Les
charges à porter ont été optimisées, au gramme près.
Chacun transporte tout de même sur son dos et son traîneau 75 kg de
matériel, nourriture comprise. Leurs smartphones servent de GPS. Et de
baladeur MP3, pour égayer les longues soirées sous la tente.
L’équipement est perfectionné, parfois jusque sur le terrain. Lorsque
les chaussures de Lionel Albrieux compriment ses pieds en certains
points, le capitaine s’improvise cordonnier. Et se fabrique du
sur-mesure, en pleine montagne.
Aucune erreur n’est permise. Un ski cassé, un doigt de pied gelé et
l’opération s’arrête. Les conditions météorologiques au sein de la
cordillère excluent tout sauvetage par hélicoptère. Pour sortir de la
chaîne de montagnes, atteindre le bras de mer le plus proche et
rejoindre les secours par bateau, il faut compter une semaine.
« Abandonner se révélait très compliqué. Autant continuer. Nous
avions un objectif : traverser la cordillère. Pas à pas, nous avancions
vers un objectif commun », affirme le caporal Sébastien Ratel, 25 ans. Les hommes du GMHM se connais- sent depuis quatre à sept années.
Ensemble, ils ont été missionnés en Antarctique, en Alaska et en
Himalaya. Sur le terrain, leurs communications verbales sont réduites au
minimum. Ils anticipent les réactions de chacun, et prennent des
décisions communes d’un simple geste.
Un soir, incapables d’identifier les environs, ils s’arrêtent pour
installer le campement. Le lendemain, l’équipe se réveille à quelques
mètres seulement d’un précipice vertigineux. Le relief de la cordillère
est chaotique. Les blocs de glace mouvants, et surtout les crevasses
souvent masquées, sont éprouvants pour le physique et le mental des
alpinistes.
Afin de tester les ponts de neige et passer les crevasses, il faut se
délester de son traîneau. Parfois, des jambes trébuchent dans le vide.
« Chaque jour, on se demandait si l’on arriverait à ouvrir un passage », se remémore Lionel Albrieux.
Tout au long de la traversée, une autre pensée omnubile les
militaires : l’arête de la cordillère, située entre les monts Shipton et
Darwin. C’est le passage-clé, le défi technique de l’expédition. Coup
de chance : en haut des cimes, les nuages s’écartent, laissant les
hommes évoluer comme des funambules sur le fil de la montagne.
Plus que quelques kilomètres pour venir à bout du glacier. Au loin,
les six équipiers aperçoivent le canal Beagle, où un bateau viendra les
chercher. Euphoriques, ils tentent de se frayer un chemin parmi les
blocs de glace.
Arrivés à la pointe du bout du monde, ils marchent enfin dans l’herbe. Premier signe de vie d’une terre sans âmes. « Il
nous a fallu quelques heures pour nous détendre. Il nous semblait que
la traversée s’était faite en une journée longue de trente jours, explique Sébastien Ratel. Nous
sommes conscients d’avoir été les premiers à ouvrir le passage et à
fouler ces terres. Mais je crois qu’aucun de nous ne souhaiterait
réitérer l’exploit. C’est au tour des prochains. »
Publié par Dajaltosa - Source : Marie Dias-Alves - Pour National Géographique
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