Les camps sont un monde dans le monde
Et là, que faut-il en penser ? L'anthropologie nous donne un autre visage du monde tel qu'il l'est effectivement. La planète c'est également cela et un phénomène qui s'amplifie d'autant plus avec les changements climatiques et la multiplication des phénomènes intenses. Ne terminerions-nous pas par être concernés nous aussi ?
On n’a jamais compté autant de camps sur la planète : camps de
réfugiés, de déplacés, de migrants… En théorie provisoires, ces lieux
qui regroupent près de 20 millions de personnes sont l’un des nouveaux
visages de la société mondiale, estime l’anthropologue Michel Agier, qui
a dirigé un ouvrage sur le sujet.
Vous parlez dans l’ouvrage Un monde de camps d’un « encampement » du monde… De quoi s’agit-il exactement ?
Michel Agier1 :
Les camps sont en train de devenir une composante majeure de la société
mondiale et le lieu de vie de près de vingt millions de personnes ayant
fui les conflits, la misère ou les catastrophes écologiques. Les
460 camps de réfugiés situés au Moyen-Orient, en Afrique de l’Est
(Soudan, Kenya, Éthiopie, RDC…) ou encore au Pakistan, abritent entre 5
et 7 millions de personnes poussées par la guerre hors de leur pays ; le
plus grand, le camp de Dadaad, au Kenya, regroupe à lui seul
450 000 personnes, l’équivalent d’une ville moyenne en plein milieu du
désert ! Les camps de déplacés internes, qu’on peut évaluer à 1 500
faute de données officielles, comptent au moins 6 millions de
personnes ; rien qu’en Haïti 400 lieux de ce type abritent encore
400 000 habitants déplacés à la suite du séisme de 2010. Encore plus
difficiles à chiffrer du fait de leur clandestinité, les camps de
migrants auto-installés seraient plusieurs milliers à l’échelle de la
planète, dont une bonne part en Europe. Ces regroupements de petite
taille, qu’on appelle aussi « ghettos » ou « jungles », sont installés
le long des frontières ou dans les interstices urbains – dans des
friches, sous des ponts… –, à l’instar des campements de migrants
afghans de Calais et de Dunkerque ou des campements roms de la région
parisienne.
Pourquoi cette multiplication des camps ?
M. A. : Le phénomène de massification date de la fin de la guerre froide. Une certaine ouverture du monde, l’utopie du village global, ont donné le sentiment d’une plus grande facilité à circuler qui a gagné l’ensemble de la planète. Parallèlement, l’essor des transports, aériens mais aussi terrestres, a favorisé les flux à toutes les échelles : régionale, nationale et internationale. En Afrique, notamment, le réseau routier s’est considérablement développé et le nombre de véhicules a explosé. Ajoutez à cela le marasme économique des pays du Sud, et toutes les conditions de la mobilité sont réunies. Face à cet état de fait, un certain nombre de pays, notamment européens, ont eu tendance à utiliser la solution des camps comme une politique par défaut, ne sachant pas comment empêcher ce qu’ils considèrent comme un problème : des gens qui se déplacent, passent des frontières.
M. A. : Le phénomène de massification date de la fin de la guerre froide. Une certaine ouverture du monde, l’utopie du village global, ont donné le sentiment d’une plus grande facilité à circuler qui a gagné l’ensemble de la planète. Parallèlement, l’essor des transports, aériens mais aussi terrestres, a favorisé les flux à toutes les échelles : régionale, nationale et internationale. En Afrique, notamment, le réseau routier s’est considérablement développé et le nombre de véhicules a explosé. Ajoutez à cela le marasme économique des pays du Sud, et toutes les conditions de la mobilité sont réunies. Face à cet état de fait, un certain nombre de pays, notamment européens, ont eu tendance à utiliser la solution des camps comme une politique par défaut, ne sachant pas comment empêcher ce qu’ils considèrent comme un problème : des gens qui se déplacent, passent des frontières.
Les camps sont leur façon de gérer les indésirables, le rebut où
finissent les personnes qui ont passé tous les filtres. Car une chose
est sûre : quels que soient les lois ou les règlements, on ne pourra
jamais empêcher des humains de se déplacer.
Vous évoquez dans le livre deux autres types de lieux : les centres de rétention et les camps de travailleurs…
M. A. :
Ce sont des formes de camps en plein essor, qui partagent de nombreux
points communs avec ceux que nous venons de citer : précarité de
l’habitat, caractère provisoire… Les centres de rétention, ces lieux où
les gouvernements « parquent » les migrants illégaux en attendant un
hypothétique retour dans leur pays d’origine, sont plus d’un millier à
l’échelle mondiale. On estime qu’un million de personnes y sont passées
en 2013. De toutes les catégories évoquées, ce sont les endroits où
l’enfermement est le plus sévère et la tendance, en Europe notamment,
est à l’allongement des périodes de détention. Les camps de
travailleurs, surtout présents dans les pays émergents comme le Brésil,
la Chine, l’Afrique du Sud ou les Émirats arabes unis, mais aussi dans
le sud des États-Unis et de l’Europe (Italie, Espagne, Chypre…),
répondent à une logique purement économique : dans ces régions, le
développement de l’agro-industrie, avec les plantations sucrières par
exemple, et le lancement de chantiers titanesques – routes, barrages… –,
suscitent un énorme besoin de main-d’œuvre qu’on n’hésite pas à aller
chercher directement à l’étranger. La forme du camp permet d’accueillir
ces gens utiles économiquement, mais indésirables socialement.
Certains n’hésitent pas à parler d’esclavage moderne à propos
des conditions de travail et de vie dans ces camps. Qu’en pensez-vous ?
M. A. :
Il est certain que les personnes qui sont accueillies dans les camps de
travail, généralement des migrants, ne bénéficient pas des mêmes
salaires ni des mêmes droits que les travailleurs nationaux. Dans le
livre, le géographe Tristan Bruslé évoque le cas d’ouvriers népalais au
Qatar qui se voient confisquer leur passeport par leur employeur et dont
la vie se résume aux allers-retours entre le chantier où ils
travaillent et les baraquements où ils sont logés. Ils n’ont guère le
loisir de voir autre chose, puisque leur employeur vient les chercher le
matin et les ramène le soir après leur journée de travail.
Certains camps existent depuis des dizaines d’années, comme
le camp palestinien de Chatila au Liban, établi depuis 1948, ou le camp
de Dadaad, que vous évoquiez précédemment, construit il y a plus de
vingt ans. Peut-on encore parler de solution provisoire dans ces
conditions ?
M. A. : C’est l’autre aspect
de ce monde de camps, sur lequel nous insistons dans le livre : ces
lieux qui sont censés répondre à des situations d’urgence ont tendance à
s’installer dans la durée, et ce bien que le mythe du retour reste
vivace chez les personnes déplacées comme au sein des organismes et des
gouvernements qui gèrent ces camps. Les camps deviennent un lieu de vie
que les habitants finissent par intégrer à leur quotidien. On le voit à
la transformation matérielle de ces endroits : les gens s’approprient
leur habitat, le modifient, et les camps deviennent ce paysage hybride
entre village et bidonville… Certains ont même fait l’objet de
reconstructions, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes ! C’est le
cas du camp de Nahr-al-Bared, au Liban, détruit en 2007 à la suite d’un
conflit entre l’armée libanaise et une organisation islamique, et rebâti
à la demande des réfugiés. Le nouveau camp, qui suit les contours de
l’ancien, a été élaboré suivant un vrai plan d’urbanisme, grâce à la
participation d’architectes et d’urbanistes palestiniens et
internationaux. Avec ce site, décrit dans l’ouvrage par l’anthropologue
Nicolas Puig, on bascule dans une situation inédite :
administrativement, ces personnes sont toujours « encampées », mais il y
a une vraie reconnaissance urbaine de leur lieu de vie.
Ces camps qui durent, ce monde dans le monde, ne créent-ils pas une nouvelle catégorie d’hommes aux droits limités ?
M. A. :
Au prétexte de l’urgence, on tolère que des millions de personnes
vivent dans des conditions de précarité réputées intolérables par les
grandes démocraties. Surtout, ces personnes se voient privées de droits
élémentaires comme la liberté de mouvement – bien souvent contrôlée – et
l’expression démocratique, puisqu’on ne demande pas aux réfugiés ou aux
déplacés leur avis sur leurs conditions de vie ou sur la façon de gérer
le lieu où ils vivent parfois depuis des années. Comme le confiait un
peu abruptement un responsable de camp dans une réunion d’humanitaires, « un camp n’a pas besoin de démocratie pour fonctionner ». Lui-même venait de refuser de traiter avec le représentant que les chefs de famille du lieu avaient pris l’initiative d’élire…
Autre particularité de ce monde de camps : il est au cœur de vrais enjeux économiques…
M. A. : Oui, et à plus d’un titre. D’abord, parce que de nombreux habitants qui y vivent travaillent, même s’ils ne sont pas censés le faire, soit à proximité immédiate du camp, soit dans la ville la plus proche ; ce faisant, ils participent au tissu économique local. Ensuite, parce que ces infrastructures qui peuvent atteindre plusieurs milliers, voire plusieurs centaines de milliers de personnes, font l’objet d’une logistique complexe. Quand on construit un camp de réfugiés en plein désert, il faut ériger les tentes ou les baraquements, assurer l’approvisionnement en eau, organiser la livraison de nourriture, tracer des pistes… C’est une véritable industrie, dans laquelle des entreprises et des ONG se sont spécialisées.
M. A. : Oui, et à plus d’un titre. D’abord, parce que de nombreux habitants qui y vivent travaillent, même s’ils ne sont pas censés le faire, soit à proximité immédiate du camp, soit dans la ville la plus proche ; ce faisant, ils participent au tissu économique local. Ensuite, parce que ces infrastructures qui peuvent atteindre plusieurs milliers, voire plusieurs centaines de milliers de personnes, font l’objet d’une logistique complexe. Quand on construit un camp de réfugiés en plein désert, il faut ériger les tentes ou les baraquements, assurer l’approvisionnement en eau, organiser la livraison de nourriture, tracer des pistes… C’est une véritable industrie, dans laquelle des entreprises et des ONG se sont spécialisées.
En France, certains camps de rétention sont construits et gérés sur
le modèle des partenariats public-privé et font intervenir des groupes
comme Vinci ou Bouygues.
Certains auraient donc intérêt à ce que les camps continuent d’exister dans le paysage mondial ?
M. A. :
Il ne faut pas faire de faux procès : les ONG qui y travaillent sont
animées des meilleures intentions. Pourtant, si les camps ont encore de
beaux jours devant eux, certaines études estiment que regrouper des
personnes dans ces vastes infrastructures n’est pas aussi économique
qu’il y paraît et invitent à trouver des solutions alternatives. À ce
sujet, une expérience intéressante est d’ailleurs en train de se
dérouler au Liban : même si, officiellement, le pays refuse d’installer
des camps du HCR pour les réfugiés syriens (le Haut commissariat aux
réfugiés est une agence des Nations-Unies), des milliers de personnes
ont passé la frontière syro-libanaise pour fuir les combats ; pour les
accueillir, et puisqu’aucun camp officiel n’est construit, des
particuliers proposent leur propre terrain à ces personnes, moyennant
finance. Certains crient à l’exploitation de la détresse humaine, mais
on peut aussi se demander s’il n’y a pas là une piste pour insérer plus
harmonieusement les réfugiés dans les pays d’accueil. On pourrait ainsi
imaginer que ce soit le HCR lui-même qui rémunère directement les
habitants qui accueillent des familles de réfugiés… Signe d’une
évolution des mentalités sur le sujet : même cette structure onusienne,
qui a œuvré à la création de centaines d’infrastructures, commence à
réfléchir à une sortie du modèle « tout camp ».
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